Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Les livres de Jérôme Thirolle
21 mars 2015

Chapitre 23 Les Jeux Olympiques

 

JO 1924 PhotoJT

 

Chapitre 23 Les Jeux Olympiques

 

«Si je vous dis Jeux Olympiques, à quoi pensez-vous Élise ?

– À une paire de gants sur lesquels je ferais broder tout simplement les cinq anneaux en couleur...

– Vous êtes incorrigible, mon ange ! reprit Onésime. Non, si je vous parle des Jeux Olympiques, c’est pour vous dire que nous sommes invités à la soirée qui suivra l’ouverture solennelle des épreuves de Paris en juillet prochain. Je suis peut-être âgé mais vous ne pourrez pas me reprocher d’être casanier !

– Vous avez tant de relations...

– Juste assez pour ne pas laisser s’ennuyer ma jeune et belle épouse...

– Comment voudriez-vous que je m’ennuie à vos côtés, vous ne me laissez jamais en paix ! dit-elle d’un air coquin.

– Ça, Madame, je le prends volontiers comme un compliment...

– Nous n’avons qu’à en discuter dans ma chambre... Suivez-moi si le cœur vous en dit. Et le reste aussi... »

Onésime acquiesça en souriant.

« Quant à votre proposition de gants, ajouta-t-il d’un air guilleret, parlez-en à Jules Trefandhéry, on ne sait jamais... »

Élise n’eut pas l’occasion de le faire car un triste événement vint ternir l’actualité haut-marnaise. À des milliers de kilomètres de là, tout début février, l’ancien président américain Thomas Woodrow Wilson s’éteignit dans sa soixante-huitième année. En souvenir de celui qui s’était déplacé à Chaumont au lendemain de la Première Guerre mondiale, Jules Trefandhéry imposa à tout son personnel une minute de silence. De son côté, le maire fit déposer une gerbe imposante au pied du monument franco-américain. En guise d’hommage et d’ultime remerciement. Quasiment cinq ans jour pour jour après sa venue au cœur de la préfecture locale. Tous s’en souvenaient encore. Il faisait, tout comme en ce début 1924, un froid sec et intense avec une belle lumière dorée. Les blessures de guerre en moins...

Quand, quelques semaines plus tard, Élise vint trouver le directeur de la ganterie dans son bureau, ce dernier écouta attentivement, comme il le faisait toujours, la jeune fille lui exposer l’idée qu’elle avait eue. À la nuance près que ce qu’elle lui proposa ne ressemblait pas à ce qu’il avait l’habitude d’entendre.

« Pardon ?… J’ai dû mal vous comprendre !

– Non, monsieur Trefandhéry, vous m’avez bien comprise...

– Alors, permettez-moi de vous demander de répéter votre proposition pour en être certain.

– C’est simple : mon mari et moi sommes invités à la réception qui sera donnée à Paris pour l’ouverture des Jeux en juillet prochain. L’occasion est trop belle pour la laisser passer ! Offrons à chaque femme présente une paire de gants décorés des anneaux olympiques ! La réalisation en sera facilitée par la simplicité du motif : cinq couleurs de fils et le tour est joué. On pourrait éventuellement ajouter “Paris, 1924”...

– Offrir ? Mais pourquoi ? Dans quel dessein ? Vous rendez-vous compte que l’opération que vous imaginez se ferait en pure perte pour la ganterie ?

– Non, Monsieur le directeur...

– Je ne pense pas que nous puissions nous le permettre !

 – Bien au contraire. En offrant ces gants, vous vous démarquerez de tous vos concurrents ! Remettre deux ou trois paires à telle ou telle personnalité est devenue d’une banalité déconcertante. Tout le monde s’y attend et chacun sait que seuls quelques happy few, pour reprendre une expression à la mode, pourront en profiter. Alors que, en donnant à toute femme présente des gants Trefandhéry, vous gagnez leur cœur et leur sensibilité et, indirectement, le portefeuille de leur mari...

– Mais ils ne paieront rien !

– Non, mais ils vous connaîtront et ce geste fera parler de vous partout où il le faut : dans les salons, dans la presse et même – consécration suprême – dans les cafés ! On ne parlera plus que de ce geste généreux et désintéressé... pour la gloire du sport ! »

Jules regardait Élise tout en réfléchissant. Elle reprit la parole :

« Souvenez-vous de la devise de Pierre de Coubertin : plus vite, plus haut, plus fort. En offrant ces gants, vous vous distinguerez définitivement ! Vous seul pouvez oser pareille folie...

– “Folie”, je retiens votre terme... »

En fait, Élise venait d’inventer avant l’heure la toute première opération de ce qu’on appellerait plus tard le marketing...

« Vous êtes une femme bien étrange, Élise, reprit Jules Trefandhéry, songeur et admiratif à la fois. Il y a peu de temps encore, vous n’étiez que la fille d’une simple couturière à domicile puis vous vous êtes imposée comme une modéliste exceptionnelle et maintenant vous venez me proposer de nouvelles stratégies commerciales, téméraires et audacieuses. Où donc vous arrêterez-vous ?

– Aux limites de mon imagination, monsieur Trefandhéry...

– J’ai bien peur de ne pouvoir vous suivre jusque-là... Je ne dis pas que votre idée n’est pas intéressante mais il faut que j’en parle à Auguste. Je vous rappelle que c’est lui le responsable des ventes... »

Élise sourit en entendant prononcer son prénom.

« Ne me dites pas que vous l’avez déjà mis au courant ?

– Je crois bien que si...

– Mais malheureuse ! s’exclama le directeur en riant, vous allez nous le tuer avec de telles propositions...

– En tout cas, réfléchissez-y, nous avons plusieurs mois devant nous », fit Élise en guise de conclusion.

Il hésita longtemps. Le risque n’était pas neutre et il fallait agir avec discrétion, moins tant pour les « fuites » vers la concurrence que pour l’hostilité prévisible de son conseil d’administration face à cette idée insolite. Il fit cependant le bon choix.

Le 5 juillet 1924, juste après une messe à Notre-Dame, le stade de Colombes accueillit la cérémonie d’ouverture solennelle des Jeux de Paris sous un beau soleil estival. Élise était subjuguée par les mouvements de la foule dans les gradins et par le ballet majestueux de toutes les délégations sportives qui défilèrent, drapeaux nationaux en tête, sur la piste apprêtée pour l’occasion.

Les hommes les plus en vue et les femmes les plus élégantes se pressaient dans la tribune d’honneur où le chef de l’État, Gaston Doumergue, avait pris place. Il proclama avec grandiloquence « l’ouverture des Jeux Olympiques de Paris célébrant la VIIIe Olympiade de l’ère moderne » avant de laisser la parole à un athlète qu’Élise ne connaissait pas et qui, au nom de tous ses homologues réunis dans le stade, prêta le serment traditionnel : « Nous jurons que nous nous présentons aux Jeux

Olympiques en concurrents loyaux, respectueux des règlements qui les régissent et désireux d’y participer dans un esprit chevaleresque pour l’honneur de nos pays et la gloire du sport. »

Un vacarme assourdissant et joyeux de cris et d’applaudissements s’éleva brutalement dans les airs pour consacrer dans un sentiment fraternel et partagé l’humanisme sportif voulu par Pierre de Coubertin. Emporté par cette force irrépressible, Onésime lança son chapeau vers le ciel en hurlant des hourras sincères et spontanés tandis qu’Élise frappait dans ses mains à s’en meurtrir les paumes.

La soirée qui suivit fut outrageusement luxueuse et festive. Les esprits et les corps communièrent autour de tables richement pourvues et de conversations de haute tenue. À la nuit tombée, dans la lueur vacillante et chaleureuse de multiples flambeaux, des cascades de champagne furent déversées au moment où une centaine de commis remirent à chaque femme présente une paire de gants Trefandhéry ornés des célèbres anneaux symbolisant les cinq continents.

Élise avait vu juste. Le lendemain, tous les journaux en parlèrent. Les commandes affluèrent en si grand nombre les semaines suivantes que le directeur de la Fabrique craignit de ne pouvoir y répondre malgré ses nouvelles installations. Jules Trefandhéry n’en revenait pas. Jamais son activité ne lui avait rapporté autant d’argent. Jamais la Fabrique n’avait été aussi puissante... et vulnérable à la fois ! Derrière le succès, il y avait une stratégie et derrière la stratégie, une femme. Il comprit que, désormais, tout dépendrait d’elle. De ses idées, de ses initiatives et de son talent. Il se prit alors à regretter le départ de son fils pour Nancy et son choix pour la médecine. Après tout, s’il avait écouté sa femme, peut-être que Paul serait resté et – qui sait ? – peut-être n’aurait-il pas été indifférent au charme suave et délicatement animal d’Élise...

* *

*

Jules Trefandhéry avait certainement de nombreuses qualités mais pas le don d’ubiquité. L’affaire le souciait et la présence d’Auguste Fontaine dans son bureau pouvait peut-être apporter un commencement de solution.

« Reconnaissez Auguste que nous jouons de malchance ! La remise des médailles à la ganterie tombe le même jour que la proclamation des prix à l’Exposition de Paris !

– Effectivement, la situation est délicate...

– Pour le moins ! Je ne peux être absent de notre fête annuelle, le personnel ne le comprendrait pas et il faut bien que la Fabrique soit représentée devant le jury de l’Exposition !

– Peut-être pourriez-vous décaler la date des médailles ?

– J’y ai pensé mais c’est impossible ! Gardez-le pour vous mais je vais recevoir la Légion d’honneur des mains du préfet !

– Toutes mes félicitations, Monsieur le directeur...

– Merci Auguste mais nous n’avons pas pour autant de solution ! À moins...

– À moins ?…

– À moins que vous ne m’y représentiez, mon Ami ? Vous connaissez bien la ganterie et ses produits et, dans l’hypothèse où l’on nous décernerait un prix, vous me paraissez tout à fait apte à le recevoir en mon nom !

– Votre proposition me flatte, Jules, mais je ne suis plus tout jeune et la conjonction d’un long voyage en chemin de fer avec la trépidante agitation d’une foule conséquente pourrait avoir raison de mon pauvre cœur. Je suis fatigué, Jules, bien fatigué ces derniers temps et je ne me crois plus capable d’affronter de tels événements...

– Comme vous y allez, mon brave ! Vous êtes encore en pleine forme !

– Pas tant que cela, Monsieur le directeur, pas tant que cela... La carcasse tient bon mais le palpitant n’est plus aussi solide qu’avant.

– Soit, oublions ma proposition ! Mais cela ne règle en rien mon problème.

– J’aurais bien une solution...

– Laquelle ? Je suis preneur de toute idée qui me sorte de ce mauvais pas !

– Vous n’avez qu’à y envoyer Élise de Woëvre !

– Madame de Woëvre ?

– Oui, pourquoi pas ! Elle connaît les gants aussi bien que moi, peut-être mieux d’ailleurs. Je vous rappelle que c’est elle qui a créé la gamme qui sera présentée à Paris...

– C’est vrai, mais...

– Mais ?...

– Mais elle est bien jeune et sa position dans la Fabrique, pour être importante, n’en est pas moins subalterne...

– Subalterne ? Permettez-moi de vous dire que vous y allez un peu fort, Jules. Sans elle, la Fabrique ne serait pas ce qu’elle est ! Qui sait même ce qu’elle serait devenue ?

– Vous avez raison Auguste, mais de là à la déléguer là-bas...

– Et alors ? Nous ne sommes pas certains d’y obtenir un prix !

– Oui, mais il s’agit tout de même de l’Exposition internationale des arts décoratifs ! Ce n’est pas rien !

– Vous sollicitez mon avis, je vous le donne ! Je pense qu’Élise ferait une excellente ambassadrice de la ganterie... »

Jules Trefandhéry réfléchit un long moment avant de reprendre la parole.

« Après tout, pourquoi pas ?... Faites donc savoir à madame de Woëvre que c’est elle qui me représentera à Paris en octobre prochain.

– Vous ne le regretterez pas...

– Je l’espère, Jules, je l’espère... »

* *

*

Je suis bien aise de savoir que cette chèvre ne sera pas des nôtres à la grande fête annuelle ! s’exclama Esther Trefandhéry en tapant du poing sur l’accoudoir du canapé.

– Cette chèvre ? répéta Marguerite Duplantier un peu étonnée de l’image.

– Oui, une chèvre ! Vous savez ce que Buffon disait de cet animal ? »

Marguerite ne répondit pas, n’osant avouer à la femme du directeur qu’elle ne connaissait pas ce monsieur Buffon...

« “La chèvre est vive, capricieuse, lascive et vagabonde !” Tout à fait elle ! De toute manière, sa présence m’aurait indisposée ! Et tous ces gens qui y seraient allés de leurs compliments ou de leurs félicitations ! Est-ce qu’on félicite les coupeurs de peau pour le travail qu’ils accomplissent ? Est-ce qu’on félicite les teinturiers pour la couleur de leurs bains ? Est-ce qu’on félicite les couturières pour la finesse
de leurs ourlets ? Non, on les paie et on leur redonne de l’ouvrage ! Un point c’est tout. Pourquoi faudrait-il donc que l’on encense une modéliste pour les projets qu’elle propose ? Elle ne fait que son travail, et rien d’autre ! C’est pour cela qu’on la rémunère, ce me semble...

« Je partage complètement votre opinion, ajouta Marguerite, mais que pouvons-nous faire face à tant de mesquineries libidineuses ?…

– Nous réjouir de son absence lors de la cérémonie des médailles ! C’est en soi une petite satisfaction !

– À condition d’oublier cependant qu’elle représentera la Fabrique à l’Exposition de Paris.

– Que voulez-vous qu’elle fasse parmi tout ce beau monde ? À part se ridiculiser, bien sûr !... »

Les deux femmes partagèrent un rire étouffé, se réjouissant prématurément à l’idée de la voir rentrer de son voyage dépitée et humiliée par son insignifiance.

Élise partit pour Paris dès le début du mois d’octobre, une dizaine de jours avant la cérémonie de l’Exposition, accompagnée par Onésime qui voulait lui faire découvrir la capitale. Ils prirent leurs quartiers dans un Grand Hôtel de la place Vendôme et profitèrent autant qu’ils le purent de tous les attraits de la Ville Lumière.

Elle vécut follement ces journées inoubliables, suivant pas à pas son époux dans tous les lieux qui comptaient. Ils dînèrent chaque soir chez Maxim’s où le champagne coulant à flots incarnait dans la démesure l’ambiance des années folles.

Elle fit la connaissance de Picasso, de Paul Klee et de Juan Miró, s’initia avec difficulté aux prémices du surréalisme et discuta longuement avec Man Ray qui lui suggéra d’apporter davantage de féminité dans sa collection.

« La grâce plastique du corps féminin est irréductible à tout concept ! » entendit-elle un soir dans un café de Montmartre où ils avaient pris place. Elle médita longuement cette sentence et en tira une idée qu’elle exposa à Onésime le soir venu.

« Je crois que je vais modifier légèrement ce qui a été prévu...

– C’est-à-dire ?

– L’attribution des prix se fera à la suite de la présentation des modèles : les gants seront exposés sur une longue table autour de laquelle circuleront les membres du jury. Celui qui m’a dit que “La grâce plastique du corps féminin est irréductible à tout concept” a raison ! je ne vais pas montrer mes gants sur une table mais sur... des femmes !

– Des femmes ?

– Oui, des femmes vivantes ! Elles défileront au milieu des jurés ! Le concept est inédit et l’idée susceptible de créer un scandale ! Je suis certaine qu’ils apprécieront...

– Surtout si elles ne portent que cela... », ajouta Onésime en plaisantant.

Élise saisit un coussin du sofa et le jeta sur son époux en riant.

« Taisez-vous, vieux cochon !... »

* *

*

Élise fit sensation le jour de la remise des prix. Moins tant par sa tenue extravagante, une jupe courte qui découvrait ses genoux, que par le défilé de mannequins vivants présentant la collection Trefandhéry. Ce qui aurait pu devenir un scandale fut qualifié d’événement moderne. Les jurés furent conquis et la ganterie de Chaumont remporta haut la main le Grand Prix de l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925. Une consécration pour la manufacture haut-marnaise, un encouragement à l’émancipation des femmes et un triomphe personnel pour Élise. Plus rien ne pouvait désormais se faire sans elle à Chaumont !

* *

*

Au moment où les mannequins recrutés par Onésime de Woëvre défilaient sous l’œil attentif et subjugué des journalistes du monde entier, la fête traditionnelle de la ganterie battait son plein. Jules Trefandhéry avait reçu le matin même la Légion d’honneur un peu avant qu’il ne remette à son tour les médailles et les titres honorifiques habituellement décernés aux salariés les plus anciens et les plus méritants de la Fabrique.

Dans le grand hall des Autobus chaumontais, décoré pour l’occasion de fleurs, de lampions, de guirlandes et de fanions, l’Harmonie gantière – après avoir joué l’hymne des mégissiers en ouverture – enchaîna les airs à la mode pendant que les convives se rassasiaient au milieu de buffets dignes des festins d’antan.

Dressée sur une estrade, la table d’honneur accueillait le directeur de la Fabrique, son épouse, le préfet et le maire accompagnés de leurs femmes ainsi que quelques personnalités locales.

Les agapes s’interrompirent un peu avant le dessert, le temps de laisser aux uns et aux autres l’occasion de prononcer leurs discours. La tradition était respectée.

En fin de journée, un télégramme avertit Jules Trefandhéry que sa manufacture venait de remporter le Grand Prix de l’Exposition. Il fit cesser alors le brouhaha pour révéler à l’assistance l’excellente nouvelle. Auguste se leva pour applaudir, bientôt suivi par toutes les personnes présentes qui replongèrent avec joie dans ces libations festives, préliminaires indispensables au grand bal qui clôturait traditionnellement la manifestation.

Marguerite Duplantier, ivre de rage et de haine, en profita pour s’éclipser. Personne ne remarqua son départ...

Publicité
Commentaires
Les livres de Jérôme Thirolle
Publicité
Les livres de Jérôme Thirolle
Archives
Albums Photos
Pages
Publicité