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Les livres de Jérôme Thirolle
25 mai 2019

Chapitre 45 « La solitude et l’indépendance jusque dans la mort »

 

H Bataille (2)

Chapitre 45 « La solitude et l’indépendance jusque dans la mort »

 

Rueil-Malmaison, 02 mars 1922

En cette fin d’après-midi, un soleil doré et réconfortant pénétrait les larges verrières du Vieux Phare à Rueil-Malmaison. Pourtant, malgré un printemps qui s’annonçait avec précocité et une belle journée pleine de promesses, Henry Bataille éprouvait une sensation inhabituelle. Il avait froid et s’était emmitouflé dans une épaisse robe de chambre qui ne parvenait pas à le réchauffer. Il était encore plus pâle qu’à l’accoutumée. Bien qu’il n’ait accompli aucun exercice particulier depuis le déjeuner, il respirait avec peine et luttait depuis maintenant une bonne demi-heure contre un essoufflement inexpliqué. En pareil cas, l’auteur dramatique savait que seul le travail l’aiderait à combattre une nature peu généreuse qui l’avait doté d’une santé précaire. Il congédia donc sa domesticité, pria Yvonne de Bray, sa compagne depuis sa rupture avec la tumultueuse Berthe Bady en 1912, de le laisser à sa tâche puis s’installa à son bureau pour corriger les épreuves de sa nouvelle pièce. Il l’avait écrite en partie dans la salle aménagée du colombier de son château de Mazancourt (Château du 16e siècle, réaménagé constamment du 17e au 20e s. et acheté par Henry Bataille en 1910. Il y rédigea plusieurs de ses pièces. Durant la Première Guerre Mondiale, la bâtisse abrita successivement une ambulance allemande puis une ambulance française) à Vivières, dans l’Aisne, juste à côté de l’étable en formede hutte où cohabitaient en toute tranquillité deux lamas,et en partie dans sa propriété du Vieux Phare où il passaitle plus clair de son temps depuis l’Armistice.

Vers dix-huit heures, il fut pris d’une violente douleur thoracique, tenta de se lever puis s’écroula sur le parquet parmi les pages éparpillées qu’il n’achèverait jamais.

Henry Bataille venait de succomber à une embolie du cœur. La mort l’avait fauché en pleine activité.

La nouvelle fit grand bruit dans le Tout-Paris littéraire et artistique. Adulé ou moqué, encensé ou mis au pilori, l’auteur ne laissait pas indifférent la critique. Il était parvenu au fil d’une oeuvre parfois inégale à imposer des thèmes iconoclastes pour l’époque afin d’ouvrir les yeux de ses semblables (la transfusion sanguine ou la lèpre par exemple), se posant paradoxalement en chantre d’une immoralité qu’il entendait dénoncer sans relâche.

 

HB

 

Son goût pour les drames passionnels, mêlant souvent ironie et mondanités, lui valut cependant quelques inimitiés farouches parmi les gendelettres pour reprendre le terme de Jean Lorrain. Il n’est qu’à lire ce qu’écrivait de lui en 1899 l’auteur mémorable de Poil de Carotte, Jules Renard :

Un Rostand de 26 ans qui ne réussira pas. Plus laid et moins glorieux. Une figure jeune et vieille, sans que l’œil puisse nettement y localiser les âges. Un peu neurasthénique, mais prend plaisir à prononcer ce mot. Je suis sûr de mourir à 30 ans, dit-il. Paresseux, ennuyé, très artiste. Buveur de thé. Presque pas de corps dans des vêtements gris clair.

Au-delà du portrait au vitriol, on retrouve dans ces quelques lignes acerbes, assassines presque, les traits principaux d’un dramaturge très “de son temps” : esthète nonchalant, grand bourgeois dédaigneux, adepte de la rêverie, du mystère et de l’instinct, âme torturée qui met en scène sur les planches parisiennes du Paris de 1900 des “vrais drames d’aujourd’hui”, empreints de sensiblerie et de scandales, trop en avance cependant sur l’époque pour être appréciés à leur juste valeur.

Le lendemain de son décès, outre une cravate retenue par une perle dont la couleur tranchait avec celle de la jaquette, l’auteur prolifique qu’il fut arborait sur son lit de mort un demi-sourire désabusé, le même qu’on lui voyait toujours de son vivant…

Ses obsèques furent célébrées à Saint-Honoré d’Eylau le 6 mars suivant, en présence de nombreux gendelettres, au premier rang desquels Francis de Croisset, Henry Bernstein, Maurice Magre, André David, Marguerite Burnat-Provins, Denys Amiel, Henry Dérieux, Laurent Duval, Jean Héritier, Jean Lebrau et beaucoup d’autres qu’il serait fastidieux de recenser ici. Mais tous oubliés ou presque de nos jours. La notoriété tient à peu de choses…

 

Obsèques HB 1

 

Obsèques HB 2 (2)

 

Obsèques HB 3 (2)

 

Une page du nouveau théâtre dramatique français se tournait dans une déférence recueillie envers un Maître qui s’en était allé.

Henry Bataille avait perpétuellement dérangé de son vivant la bien-pensance établie. Comment aurait-il pu en être autrement après sa disparition ? Il aimait à citer la mémoire de son aïeul maternel, Prosper Mestre-Huc : “Il m’a légué le goût de la poésie, le goût fier de la solitude et de l’indépendance jusque dans la mort !”. La solitude et l’indépendance, jusque dans la mort : le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y était parvenu ! Les succès théâtraux lui avaient rapporté énormément d’argent mais il souffrait au plus profond de son être de n’avoir jamais pu obtenir en retour ce qu’il aurait le plus souhaité au monde : la reconnaissance

D’où ce vœu étrange de se démarquer de tous, et même des siens, jusque dans la mort.

La tradition familiale exigeait en effet que chaque défunt de la lignée soit enseveli dans la chapelle privée qui avait été édifiée il y a bien longtemps déjà sur la propriété qu’ils possédaient depuis plusieurs générations sur le chemin de Lagrasse, à un kilomètre au sud de Moux, un peu au-dessus du village et au pied de l’Aric, endroit mystérieux chargé d’Histoire, perdu entre les pins, les cyprès et la garrigue infinie des Corbières.

 

P1120610 (2)

 

Il voulut s’affranchir de cette convenance et affirma une fois encore son exception, y compris au-delà du trépas. C’est ainsi qu’il exprima à plusieurs reprises dans ses écrits le souhait d’être enterré dans l’enclos familial, mais à l’extérieur de la chapelle, tout en formant le vœu que sa sépulture soit surmontée un jour d’une copie d’une œuvre célèbre de la Renaissance : le Transi de Ligier Richier…

 

Transi couleur

 

Extraits de la Divine Tragédie (1916), tirés du Sacre de la Mort (Ex-Voto) :

 

“Oh ! Je voudrais qu’un jour il ornât ma demeure

Lorsque je dormirai de mon dernier sommeil.

Il répondra de moi ; et si quelque âme pleure,

Il la consolera en montrant le soleil

De cette même main qui tient, dans ses doigts morts,

Un cœur comme un oiseau dont l’aile bat encore !

Aujourd’hui en fermant les pages de ce livre

À l’heure grave où Dieu m’a condamné de vivre,

Je vous rappelle ici le vœu que je formai.

Exaucez-le. Mettez ce grand fantôme aimé

Sur mes yeux quand mes yeux se seront obscurcis.

[…]

Je veux ce compagnon superbe et funéraire

Qui, plein d’une rancœur soudaine, dans la terre

À fait un trou et, seul, hissé sur ses vieux os,

Tant bien que mal, laissant flotter sa chair en pièces,

Vers le Ciel implacable, adoré, se redresse

Et tend, d’un geste droit, son cœur, comme un jet d’eau !”

 

En janvier 1922, quelques semaines avant sa mort, il réitéra son souhait testamentaire dans l’Enfance Eternelle :

Je voudrais me coucher devant le seuil, hors de la maison et seul, comme si j’étais le chien gardien qui consulte les étoiles, interroge la nuit et la rosée. J’ai bien mérité cette place favorite. Une sorte de fontaine ou de baptistère, à quatre pieds, soulèvera la dépouille du sol afin que, hissé entre les troncs des pins, je puisse voir l’Aric. Dessus je désire qu’on dresse la statue de Ligier Richier - une des plus belles œuvres du génie français - qui exprime toute la spiritualité de la mort, toute la beauté de l’effort humain. Elle est déjà sublime, à la place qu’elle occupe sur le tombeau de René de Chalon à Bar-le- Duc, mais dehors, sous l’azur qu’elle visera plus droit, son allégorie en paraîtra singulièrement accrue. Et je suis certain qu’elle mettra plus directement le ciel en relation avec la tombe.”

 

La disparition brutale d’Henry Bataille provoqua un véritable élan de sympathie en sa faveur qui effaça pour un temps les critiques violentes dont il avait été régulièrement l’objet. Ici ou là, des initiatives cherchèrent à glorifier sa mémoire.

Le New York Times du 3 mars 1922 titra “Henry Bataille dead, famous dramatist” (il était régulièrement joué àBroadway) ; le président de la Société des auteurs Argentins,Enrique Garcio Villoso, déposa sur sa tombe une palme debronze dédiée “À la mémoire immortelle d’Henry Bataille” ;partout l’expression d’une reconnaissance sincère envers lesmystères d’une pensée singulière, évanouie pour toujoursdans le néant de l’éternité, cherchaient à se manifester. Lesamis du disparu voulurent cependant offrir au grandhomme l’ultime hommage qu’à leurs yeux il méritait. Ils sollicitèrentdonc vers octobre-novembre 1922 l’autorisationde réaliser un nouveau moulage du chef-d’œuvre originalde Ligier Richier (un premier moulage avait été réalisé en1894 pour le musée de sculpture comparée du Trocadéro).

Les deux opérations à vingt-huit années de distance eurent en revanche pour effet de faire perdre à la statue l’exceptionnelle patine ivoirine accumulée par les ans.

La réalisation du monument fut confiée à François Pompon, le sculpteur animalier bien connu. C’est ainsi qu’en quelques semaines d’un labeur acharné, l’artiste parvint à faire jaillir de la pierre sous ses ciseaux agiles un large socle à emmarchement de plan octogonal orné sur chaque face de rosaces, de couronnes et de rubans entrelacés (inspiré de la fontaine de Beaune, à Tours) sur lequel prit place la réplique méridionale de René de Chalon, presque quatre siècles après l’original de Ligier Richier.

 

P1120588

 

L’ensemble fut complété par l’apposition de deux plaques de marbre commémoratives de part et d’autre du portail, l’une représentant le texte d’un poème tiré de la Porte de Plâtre, l’autre du Diis Ignotis de la Divine Tragédie :

 

IL Y A QUELQUE PART UNE BLANCHE MAISON OÙ

SONT TOUS MES PARENTS RÉUNIS ; C’EST LÀ-BAS.

ILS NE SE SAVENT PAS SI VOISINS SUR LEURS

TERRES ; L’APPARTEMENT DES MORTS NE COMMUNIQUE PAS.

LA MAISON N’EST PAS LAIDE, ON Y VA LE DIMANCHE

ET JE LA TROUVE UN PEU SEMBLABLE À

LA PREMIÈRE, CAR LA PORTE DE PLÂTRE ENCORE

LA FAIT BLANCHE.

UN SOIR, EN REVENANT TOUT SEUL D’UN BEAU

VOYAGE, QUELQU’UN, SANS RÉVEILLER PERSONNE

DES ANCIENS, ROUVRIRA DOUCEMENT

LA PORTE DE L’ÉTAGE. NUL BRUIT, UN PETIT PAS DISCRET ;

VOILÀ ! PUIS RIEN…

QUELQU’UN DANS CETTE NUIT, QUELQU’UN SERA VENU.

MAIS CEUX QUI DORMANT, CEUX QUI NE DÉRANGENT

PLUS NI LA RAFALE, NI LA BISE DE DÉCEMBRE,

NE S’ÉVEILLERONT PAS AUX CHOSES DE CE

MONDE ; RIEN NE SERA CHANGÉ DANS LA MAISON

PROFONDE, VOTRE ENFANT SEULEMENT

AURA REPRIS SA CHAMBRE.

HENRY BATAILLE

 

DIIS IGNOTIS

COMME IL AURA BATTU, SILENCIEUX, CACHÉ,

TAPI EN MOI, CE COEUR QUI M’OBSÈDE ET ME

BLESSE, QUE J’AI PRIS À TÉMOIN DANS LES JOURS

DE DÉTRESSE, QUE J’AURAIS TANT VOULU,

COMME UN CEP, ARRACHER, UN DE CES SOIRS, OÙ

L’ON REDOUTE LE MATIN ET QU’ON EST TRISTE

À NE POUVOIR LE DIRE !... Ô COEUR, VIEUX SACHET

PARFUMÉ, SENSIBLE ET GALANTIN, TOUT IMPREGNÉ

D’ÉTERNITÉ, COEUR DE DOULEUR, CONFIDENT

DE GÉNIE OU MAUVAIS HÔTE EN SOMME, SI

SEMBLABLE EN TOUS POINTS AU COEUR DES AUTRES

HOMMES, TOI QUI FAIS DIRE AUX PLUS ALLÈGRES,

SOUDAIN: “QU’AI-JE ?” EN LEVANT

LOURDEMENT LA MAIN POUR TE CONNAÎTRE!...

À CAUSE CEPENDANT DU TRISTE PRIVILÈGE QU’IL

EUT, CE SERVITEUR INFIDÈLE À SON MAITRE,

DE TROP SENTIR, AVEC SA MANIÈRE ÉMOTIVE,

DE TOUT AIMER, JE VEUX QUE SUR MA TOMBE ON

METTE CETTE STATUE ANCIENNE OÙ S’ÉRIGE UN

SQUELETTE, DEBOUT, LE TORSE À JOUR, PANTELANT

DE CHAIR VIVE, N’AYANT PAS TOUT DONNÉ

ENCORE À LA VERMINE, QUI, LE PIED HORS DU

NOIR CERCUEIL DÉMANTELÉ, ARRACHE À

PLEINES MAINS SON COEUR DE SA POITRINE,

COMME SI TOUT D’UN COUP IL S’ÉTAIT RAPPELÉ

QUE LA MORT LENTE ALLAIT EN COMMENCER

L’ENTAME, ET, D’UN GESTE D’ORGUEIL OÙ REPALPITE

L’ÂME, EN SOUVENIR DE TOUS SES ANCIENS

BATTEMENTS, LE BRANDIT JUSQU’À DIEU COMME

POUR DIRE: “PRENDS!”

DANS UNE MAIN CRISPÉE METTEZ-EN L’EFFIGIE,

PARCE QU’IL FUT L’ORGUEIL ET LA LUTTE HARDIE,

DOCILE À LA PITIÉ, SENSIBLE AU MOINDRE

CHARME, AVEC L’ECLOSION INÉFFABLE DES

LARMES, PARCE QU’IL FUT L’AMOUR SURTOUT,

L’AMOUR PERDU, DONNE A TOUT CE CIEL QUI NE

L’A PAS RENDU !...

JE VEUX CE COMPAGNON SUPERBE ET FUNÉRAIRE

QUI, PLEIN D’UNE RANCOEUR SOUDAINE, DANS LA

TERRE A FAIT UN TROU, ET, SEUL, HISSÉ SUR SES

VIEUX OS, TANT BIEN QUE MAL, LAISSANT FLOTTER

SA CHAIR EN PIÈCES, VERS LE CIEL IMPLACABLE,

ADORÉ, SE REDRESSE ET TEND, D’UN GESTE

DROIT, SON COEUR, COMME UN JET D’EAU !

HENRY BATAILLE

 

P1120590

 

La dépouille d’Henry Bataille, transitoirement inhumée à Paris, fut ensuite transférée à Moux pour y être enfin ensevelie. Le monument funéraire fut inauguré le 23 août 1923 dans une relative indifférence. Les gendelettres n’étaient plus au rendez-vous…

Le goût fier de la solitude et de l’indépendance jusque dans la mort !

à suivre...

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