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Les livres de Jérôme Thirolle
11 juillet 2014

Chapitre 18 La rescapée du Val d'Amour

Rose Photo JT

 

Chapitre 18

La rescapée du Val d’Amour

TOUS LES ÉDILES LOCAUX étaient présents et la population se pressait autour du parvis de l’hôtel de ville. Il faut reconnaître que les Chaumontais n’avaient pas souvent l’occasion de rencontrer dans leur cité le président des Etats-Unis d’Amérique en personne. Pour un jour de fin décembre, le climat était agréable mais froid. Prévoyant, le président Thomas Woodrow Wilson s’était couvert d’une épaisse pelisse de fourrure fauve qui tranchait avec son haut-de-forme d’un noir impeccable. À son côté, sanglé dans sa longue redingote à boutons, Pershing observait la foule. La visière de sa casquette descendue jusqu’à la limite du regard, il balayait de ses yeux clairs la place et les rues environnantes qu’il quitterait bientôt, songeant déjà avec nostalgie à cette terre qui l’avait accueilli et à partir de laquelle il avait mené offensives et contre-offensives jusqu’à la victoire. Les Hauts-Marnais, comme beaucoup de gens de l’est de la France, se donnent peu en spectacle mais leurs élans sont sincères et profonds. Pershing le savait et appréciait ce trait de caractère.

Ils n’avaient pas franchi le perron de l’entrée à l’issue de la réception qu’avait donnée en leur honneur le maire que des acclamations et des applaudissements fusèrent de toutes parts. Wilson était rompu à ce genre de manifestations mais la spontanéité de celle-ci le troubla au point de l’amener à poser une main amicale sur l’épaule du commandant de l’American Expeditionary Force. Ce dernier le regarda en silence comme pour lui dire : « Voyez, Monsieur le président, la reconnaissance d’un peuple se jauge à ces événements simples et authentiques ! »

Ils restèrent longuement en haut des marches, faisant des petits signes aux hommes, aux femmes et aux enfants qui agitaient des fanions tricolores.

Wilson était fier de Pershing comme il l’était de tous les Américains qui étaient venus en France, Hello Girls comprises. La réception à laquelle il venait d’assister le lui avait rappelé d’ailleurs sans ambages.

Le maire de Chaumont avait en effet souhaité que le président des États-Unis puisse remporter outre-Atlantique quelques souvenirs de son périple dans le Bassigny : une médaille en bronze aux armes de la ville, une paire de ciseaux de Nogent, du vin de Coiffy et, bien entendu, une paire de gants Trefandhéry. Pour ce faire, le directeur avait sollicité directement Élise Fauconnier en lui passant une commande simple :

« Nous allons remettre au président Wilson une paire de gants lors de sa visite. Je suis sensible à votre talent, proposez-moi un modèle qui célébrera cette occasion unique pour notre ville. Vous avez carte blanche ! Tous mes ateliers seront à vos ordres... »

On ne pouvait être plus clair.

L’initiative qu’avait eue Juliane avait porté ses fruits et Jules Trefandhéry donnait enfin à Élise la possibilité de montrer ses capacités.

C’est ainsi que, le jour venu, le directeur de la Fabrique tendit au président un épais coussin de velours écarlate sur lequel était posée une exceptionnelle paire de gants somptueusement décorés de drapeaux français et américains entrecroisés, sur fond de guirlandes aux couleurs des Hello Girls, carré blanc sur fond rouge et carré rouge sur fond blanc.

L’honneur de remettre une paire similaire au général Pershing revint à Élise, qui ne put s’empêcher de verser une larme au moment où elle les lui tendit. Elle aurait tant voulu que Juliane soit là aussi...

* *

*

Les premiers jours de 1919 s’annonçaient pleins de promesses et d’espérance. La guerre était terminée, les soldats étaient rentrés dans leurs foyers et la grippe espagnole perdait un peu de sa virulence.

Il fallait dorénavant réapprendre à vivre, et la tâche ne s’avérait pas si simple.

Élise fut conviée de nouveau à la Fabrique par Jules Trefandhéry à l’occasion de la visite qu’y effectua le général Pershing le 12 janvier. Il avait souhaité voir d’un peu plus près cet établissement dont il avait été le voisin pendant plusieurs mois et dont la réputation n’était plus à faire. Plus secrètement, il avait décidé de remettre à son vieil ami Irving W. Morley la paire de gants qu’il avait reçue lors de la visite du président Wilson puisqu’ils glorifiaient indirectement les Hello Girls qu’il avait encadrées. Il souhaitait également pouvoir lui décrire cette manufacture dans le moindre détail pour qu’il se fasse une idée relativement précise de ce qu’avait connu sa fille durant les derniers mois de sa vie.

Constatant l’intérêt du général pour l’activité de son entreprise, et après s’être recueillis quelques instants devant le monument provisoire où les noms et prénoms des soixante-cinq ouvriers et employés de la Fabrique morts pour la France étaient inscrits, Jules Trefandhéry l’entraîna dans tous les recoins de l’établissement, à l’inverse cependant des étapes de fabrication. Ils partirent des ateliers d’expédition, situés près de l’entrée, puis poursuivirent par ceux du cartonnage, des exportations et de la broderie. Ils montèrent ensuite dans les étages pour saluer les ouvriers et les ouvrières de mercerie, de noircissage, de coupe et de piquage avant de gagner le bâtiment où ils purent observer à loisir les activités de séchage, de dolage et de palissonnage. Ils longèrent la base de brique de la haute cheminée au sommet de laquelle se trouvait la fameuse sirène qui retentissait chaque jour dans les oreilles des Chaumontais, puis s’attardèrent un peu dans les ateliers de teinturerie et de mégisserie avant de terminer par le magasin des peaux en blanc et les entrepôts.

Epuisé par cette présentation au pas de charge, le général regagna directement l’avenue du Fort-Lambert puis la caserne Damrémont où il goûta un repos bien mérité. Le soir venu, il tenta de se remémorer les principaux éléments de son périple au cœur de la Fabrique. Certaines des paroles du directeur lui revinrent en mémoire :

« Rien ne sera plus comme avant, mon général. En déstructurant nos organisations passées, la guerre nous a poussés à moderniser nos différents processus de fabrication. Dorénavant, nous ne pourrons plus ignorer ni les évolutions technologiques ni les réalités frustes d’un environnement concurrentiel sans cesse plus offensif. Bientôt, le salage des peaux disparaîtra au profit de la naphtaline ou de l’ammoniaque et les enzymes chimiques remplaceront définitivement ces confits hérités d’un autre âge. En poussant le raisonnement un peu plus loin, on finira par penser que les machines parviendront à remplacer petit à petit les activités humaines...

– Est-ce véritablement un progrès ? s’interrogea le général.

– Je ne dis pas que j’y suis favorable, répondit le directeur, je constate simplement que, pour poursuivre son activité, la Fabrique devra s’adapter... »

Élise, qui était présente, avait écouté sans beaucoup d’attention cette conversation. Elle préférait profiter pleinement de l’occasion qui lui était donnée de voir enfin de ses propres yeux chacune des étapes qui amenaient la dépouille de l’animal à l’état de gant.

Marguerite Duplantier, avertie de la présence de la jeune fille, prétexta une charge de travail importante pour ne pas accompagner les hôtes de Jules Trefandhéry. Elle enrageait de penser que cette petite pimbêche parvenait peu à peu à ses fins. Et Paul qui allait rentrer d’un jour à l’autre !

Ses craintes commençaient à reprendre corps...

* *

*

Un soir, alors que Valentine et ses deux filles se serraient autour du poêle pour de menus travaux de couture, quelqu’un frappa à la porte. Toutes les trois se regardèrent avec étonnement.

La plus jeune se leva et alla ouvrir. Elles aperçurent alors dans la pénombre de l’embrasure de l’entrée trois silhouettes, une femme et deux enfants ! Sur le moment, Valentine pensa à une erreur mais le doute fut dissipé rapidement.

« Madame Fauconnier ? demanda la jeune femme avec beaucoup de gêne dans la voix.

– C’est bien moi... »

La femme, de haute taille, portait dans ses bras un enfant et un autre se tenait contre sa jambe. Elle était vêtue d’un chemisier rose à manches courtes et d’une longue jupe à carreaux.

Elle tremblait...

« Mais rentrez donc vous réchauffer ! s’écria Valentine, vous devez mourir de froid... »

La femme acquiesça de la tête et fit un pas en avant.

À ses côtés, une petite fille fixait les locataires des Vieilles Cours avec insistance. Elle devait avoir deux ans, deux ans et demi tout au plus. Et la simple robe rouge qu’elle portait ne la protégeait guère de la morsure hivernale...

« Je m’appelle Joséphine, reprit la femme.

– Et comment s’appellent les petits ? se hasarda Élise en regardant l’inconnue.

– Angèle et Philogène. Ce sont les enfants de Lucien... »

* *

*

Passé un instant de stupeur, Valentine reprit la parole.

« Je crains de ne pas comprendre...

– Je m’appelle Joséphine, et Lucien est leur père. Nous n’avions plus d’endroit où aller et il fait très froid dehors... Alors, comme Lucien m’avait souvent parlé de vous, je me suis demandée si vous nous donneriez l’hospitalité pour une nuit ou deux...

– Restez autant que vous le voudrez mon petit ! s’exclama Valentine. Voici mes deux filles, Élise et Eugénie.

– Émile n’est pas là ? demanda Joséphine, sans savoir qu’elle ravivait une douleur encore trop récente pour ne pas faire souffrir soudainement le cœur des Fauconnier.

– La grippe espagnole l’a emporté il y a un mois.

– Oh ! mon Dieu, je ne pouvais pas savoir, pardonnez-moi madame Fauconnier, je suis une épouvantable gourde...

– Appelez-moi Valentine... Venez-vous asseoir, nous allons réchauffer ces pauvres bambins grelottants. Eugénie, sers nous quelque chose de chaud.»

Il avait suffi de quelques minutes seulement pour que Joséphine soit adoptée par sa nouvelle famille. Les enfants s’assoupirent presque instantanément sur les genoux d’Élise et de sa sœur.

« Regarde Maman ! s’écria Eugénie, comme ils ressemblent à Lucien... »

Joséphine fondit alors en larmes, des larmes de tristesse mais aussi de soulagement. Valentine la serra dans ses bras pour la réconforter et la rassurer.

« Ce logis, si modeste soit-il, sera le vôtre à partir d’aujourd’hui. Ne craignez plus rien ni personne. Vos enfants viennent de retrouver le foyer qui leur faisait défaut... »

Joséphine s’endormit à son tour et personne ne la questionna davantage ce soir-là...

* *

*

Les nouveaux venus furent accueillis avec bonheur Cour des Trois Rois et personne ne posa de question à la jeune femme sur les liens qu’elle avait entretenus avec Lucien. Valentine ne voulait rien précipiter et avait rappelé à ses deux filles qu’il fallait la laisser s’en expliquer elle-même.

Durant presque quinze jours, la situation n’évolua pas. Joséphine était gênée de s’être imposée dans cette famille déjà bien marquée par le sort mais elle constatait avec réconfort que ses deux enfants s’étaient pris d’une tendresse particulière pour Élise et Eugénie. Au bout de deux semaines, Valentine lui remit une photographie qui ne quittait jamais le tiroir de sa table de nuit :

« Tenez, Joséphine, c’est la seule photographie de Lucien que nous avions. Je ne me souviens plus en quelle occasion elle a été prise mais il doit avoir sur celle-ci environ quinze ou seize ans. Je vous la donne... »

La jeune femme se jeta dans les bras de la pauvre Valentine qui se mit à pleurer sans retenue...

Joséphine, sans le savoir, scellait dans les pleurs son entrée définitive dans la famille.

Elle raconta alors tout de son histoire avec Lucien pour qu’il ne subsiste aucune interrogation, aucun doute entre elle et ses nouveaux parents.

Elle alla très loin dans les confidences, beaucoup plus loin qu’elle ne s’en serait cru capable, mais la vérité lui importait avant tout. Elle devait au moins cela à Valentine et à ses filles même si certains aveux lui coûtaient le peu de respect qu’elle avait encore pour elle-même...

Elle relata, sans rien cacher, la mort de ses parents à Sommesous et son arrivée avec Marthe au Val d’Amour. Elle évoqua le souvenir qu’elle conservait de la Femme-sans-nom ainsi que celui de sa première rencontre, le jour de son arrivée, avec Lucien, ce jeune soldat qui s’était retrouvé là sans vraiment le vouloir.

D’une certaine manière, les façons un peu brusques de la tenancière du lieu avaient donné un petit coup de pouce au destin et permis que les deux jeunes gens se retrouvent l’un en face de l’autre, sans autre alternative que de s’enlacer séance tenante. Ils s’étaient plu au premier regard et se revirent souvent par la suite. Lucien était plein d’attentions pour sa belle : tantôt un bouquet de violettes, tantôt une ou deux roses et même une fois un flacon de parfum. Même la Femme-sans-nom avait fini par prendre en amitié ce jeune homme un peu gauche qui lui paraissait cependant terriblement romantique. Elle n’entrava jamais les efforts qu’ils faisaient l’un et l’autre pour se préserver un peu d’intimité. Elle alla jusqu’à protéger Joséphine des autres pensionnaires qui commençaient à voir d’un mauvais œil les quasi-privilèges dont elle jouissait au sein de l’établissement.

La guerre les avait réunis mais elle pouvait les désunir du jour au lendemain et à jamais. Il aurait suffi d’une balle pour lui ou d’un obus mal calibré pour elle, et c’en était fini de leur belle histoire d’amour.

Tel était le privilège de la guerre : un seul échiquier et, paradoxalement, un seul joueur, tantôt vainqueur, tantôt vaincu.

Tout n’était que question d’appréciation...

Elle raconta aussi ce dernier matin de 1917 où elle lui révéla qu’elle était enceinte. Elle ne savait pas à l’époque qu’elle attendait des jumeaux mais elle appréhendait un peu la réaction de son « homme ». En apprenant la nouvelle, il la saisit par la taille et l’embrassa longuement, sans dire un mot, juste pour lui montrer combien il l’aimait...

Ils trinquèrent avec un autre soldat, lui aussi en permission, avec lequel Lucien s’était lié d’amitié. Un dénommé François- Adolphe Thouvenin, elle s’en souvenait très bien.

En entendant prononcer ce nom, un flot de tristesse submergea le cœur de Valentine. Elle se remémora l’instant funeste où elle avait décacheté la lettre de cet instituteur qui lui apprenait en quelques lignes seulement que son fils était tombé, en héros peut-être, mais tombé tout de même au champ d’honneur.

« Comment l’appellerons nous ? demanda Lucien à sa compagne.

– Je ne sais pas, répondit-elle avec embarras.

– Que dirais-tu de Philogène ?

– Et si c’est une fille ? demanda François Thouvenin.

– Ce sera un ange..., dit Joséphine.

– Alors nous l’appellerons Angèle ! » conclut Lucien en trinquant de nouveau à son futur bonheur d’être père.

Joséphine n’eut pas à choisir : elle donna naissance à des jumeaux qu’elle prénomma comme leur père l’aurait voulu...

Dès l’annonce de la fin de la guerre, elle avait tout fait pour retrouver Valentine. Et c’est ainsi qu’elle était parvenue un soir de janvier 1919 jusqu’à la porte du modeste logis de la Cour des Trois Rois.

Valentine la serra chaleureusement sur son cœur et lui fit promettre de ne plus les quitter désormais.

La vie reprenait donc son cours, différente certes mais préservée...

* *

*

Pour nombre de soldats, le retour fut moins triomphant qu’on aurait pu le croire. Ceux de l’arrière les accueillirent avec dignité mais sans effusions débordantes. Peut-être en mémoire de tous les hommes qui n’étaient pas revenus, peut-être par lassitude. La guerre avait duré si longtemps... Sans compter que les poilus durent se faire à l’idée que la vie avait continué sans eux : les usines fonctionnaient, les champs étaient cultivés et les administrations étaient encore plus puissantes qu’avant.

Un fossé, plus psychologique celui-là, se creusait aussi entre ceux qui avaient survécu à l’enfer indicible des combats et ceux qu’ils ennuyaient déjà à ressasser leurs récits sentant la poudre et la mort. Il y avait comme un léger décalage dans la réinsertion des démobilisés : ils retrouvaient leur place mais tout le reste avait changé. Ils se sentaient exclus en quelque sorte d’un monde qui avait pris son essor sans eux, mais grâce à eux...

Et Paul n’échappait pas à ce mal insidieux. Il avait ramené de la guerre quelques blessures, sans réelle gravité, mais aussi une vision plutôt désabusée du monde. Son regard était devenu plus sombre, plus ténébreux.

« Il faut lui laisser le temps, avait dit Élise. Je sais ce qu’il a vécu et quiconque traverserait les mêmes épreuves réagirait comme lui. » Elle ne précipita donc pas leur rencontre et attendit d’Auguste qu’il puisse l’avertir du moment propice où elle pourrait le revoir. D’aucuns auraient vu un manque d’amour dans cette absence de précipitation alors qu’il s’agissait bien au contraire d’une formidable preuve de son inclination.

Le vieil homme était bien embarrassé car Paul, sans avoir véritablement changé, lui paraissait ne plus être le même homme. Ou du moins plus exactement. Il y avait quelque chose de brisé en lui. Auguste était convaincu que le Paul de 1919 n’était plus celui de 1914…

Marie-Uranie Barboint de Maugier n’eut pas la même retenue. Elle poussa sa fille Éloïse à le rencontrer chez lui. La perspective d’une union rapide ne lui déplaisait pas... La jeune fille reçut un accueil glacial. Plus elle parlait pour dissiper le malaise qui émanait de cette entrevue finalement inopportune et plus il se taisait.

Jusqu’à ce qu’il finisse par lui faire une confidence inattendue :

« Je sais Mademoiselle qui ni vous ni moi n’espérons quoi que ce soit de cette rencontre arrangée. Votre mère vous y a poussée, ma mère a vraisemblablement sinon voulu, du moins soutenu, l’initiative mais leurs démarches sont étrangères à nos cœurs. Nous pourrions ainsi continuer à échanger des propos convenus jusqu’au seuil du nœud nuptial mais je réprouve tout comme vous cette union qu’on voudrait nous imposer.

« J’ai assisté à trop de désastres pendant quatre ans pour tolérer l’idée que la vie puisse ne point correspondre à nos attentes. Reprenez donc votre liberté et laissez-moi la mienne ! Ma franchise vous choque certainement mais vous m’en saurez gré plus tard... »

Les deux jeunes gens se quittèrent bons amis, sans regret ni amertume. Elle se contenta d’épouser rapidement un jeune aristocrate élégant et fortuné, quoi qu’un peu laid, qui fit autant son bonheur que celui de sa mère. L’honneur était sauf et, à bien y réfléchir, le parti encore plus avantageux pour les de Maugier que ne l’aurait été une alliance avec les Trefandhéry.

La femme du directeur de la Fabrique ne voyait cependant pas les choses du même œil. L’éloignement d’Éloïse pouvait avoir des conséquences fâcheuses. Au premier rang desquelles le retour d’Élise. D’autant qu’elle n’était plus la petite souillon des Vieilles Cours. Elle était devenue ravissante et convoitée, autant pour sa beauté que pour son talent. Chaque semaine, de riches clients la sollicitaient pour réaliser telle ou telle paire de gants à leur goût, avec le soutien plein et entier de Jules qui y voyait le moyen d’assurer l’expansion de sa manufacture dans les années d’après-guerre. Esther Trefandhéry fit donc appeler Marguerite Duplantier, la mieux à même d’exécuter ses basses œuvres...

Elle n’éprouvait pourtant aucune sympathie particulière pour cette femme sèche et longiligne dont la vie lui semblait aussi stérile que le plus aride des déserts. Elle connaissait en revanche, sans chercher le moins du monde à en comprendre les raisons, la haine farouche qu’elle nourrissait à l’encontre de cette fille, sentiment précieux qui était un gage de loyauté dans le petit service qu’elle s’apprêtait à lui demander.

« Madame m’a fait mander ? murmura Marguerite en entrant.

– Oui, Mademoiselle, asseyez-vous. Une tasse de thé ?

– Volontiers...

– Comme vous le savez, mon fils Paul est revenu du front il y a quelques semaines. Dieu me l’a ramené sain et sauf de l’enfer... J’ai beaucoup prié avec l’abbé Brûledeniers pendant toutes ces années. Le saint homme m’a été d’un précieux secours et d’un soutien sans faille auprès du Seigneur. Je ne voudrais donc pas que tous mes efforts soient restés vains...

– C’est-à-dire ?...

– Vous savez parfaitement ce que je veux dire, ne faites pas l’ingénue ! Cette petite peste de modéliste ne tardera pas à lui mettre le grappin dessus ! Pardonnez-moi ces familiarités, mademoiselle Duplantier, mais je suis à bout...

– Je vous comprends. J’ai toujours su que cette fille n’en avait qu’après votre fortune ! Et votre pauvre fils, encore tout retourné par tout ce qu’il a vécu, est une proie facile...

– Surtout pour une harpie de son espèce !

– Je ne vous le fais pas dire. Je ne puis vous en révéler davantage mais sachez que j’ai tout fait dans le passé pour les séparer et soyez assurée que je ferai de nouveau tout mon possible pour empêcher cette demoiselle Fauconnier de ternir votre famille...

– Je savais que je pouvais compter sur vous, je le savais... Encore un peu de thé ?... »

* *

*

Jules Trefandhéry acheva de tapoter la plume sur le bord de l’encrier puis leva les yeux vers son fils.

« Ah ! Paul, je voulais te voir...

– Me voilà, Père...

– Tu as vécu de terribles épreuves mais nous devons désormais penser à l’avenir, à ton avenir...

– Je t’écoute...

– Non Paul, c’est moi qui vais t’écouter ! Tu sais quelle importance j’accorde à la liberté. Sans liberté, il n’y a pas de volonté et sans volonté il n’y a pas de réussite. Ce n’est pas une leçon que je te donne mais un conseil d’homme à homme. Tu as toute la vie devant toi ! Profites-en autant que tu le pourras, c’est le plus bel héritage que je puisse te léguer...

– Laisse-moi un peu de temps...

– Rien ne sert de précipiter les choses, il faut simplement que nous discutions de ton avenir…

– Oh ! mon avenir... », répondit Paul, triste et désabusé.

Ce que son père ne savait pas, c’est que la plus terrible épreuve qu’il avait subie ne s’était pas déroulée sur un champ de bataille mais sur une passerelle métallique à la gare de Chaumont en ce funeste mois d’août 1914. Il ne s’était pas remis de cette déception et en éprouvait une infinie déréliction. En vérité, il ne pouvait concevoir son avenir sans Élise à ses côtés...

« Je n’aurai qu’une question : voudras-tu reprendre, le moment venu, la Fabrique ?

– La Fabrique ? répéta Paul avec un air songeur. Il avait toujours redouté que la question lui soit posée en des termes si directs. Je ne suis pas certain de le vouloir, Père...

– N’aie aucune crainte, je ne t’en veux nullement ! Le travail du cuir n’est pas un domaine facile et il faut l’aimer véritablement pour en supporter toutes les contraintes. Je suppose que la médecine te tente davantage ?

– J’y réfléchis...

– Il me semble que tu feras un meilleur médecin qu’un bon gantier...

– Merci Père, je ne pensais pas recueillir aussi aisément ton assentiment...

– Pourquoi me battrais-je contre ta propre nature ? Fais ce que tu as envie de faire, c’est tout ce que je peux te dire. Et ne t’inquiète pas, j’en parlerai à ta mère... »

Paul quitta le bureau de son père apaisé et soulagé. Il lui avait ôté un poids sur le cœur. Restait maintenant à rencontrer Élise. Elle seule pouvait encore le dissuader d’intégrer la faculté de médecine à Nancy. Le métier de gantier ne l’avait jamais vraiment passionné, mais il n’excluait pas pour autant de diriger cette grande entreprise…

La Fabrique était crainte et respectée, tant par le petit peuple que par les notables chaumontais. En acceptant de prendre la succession de son père, il s’assurait d’un pouvoir confortable et solide. L’ego de tout un chacun en aurait été flatté pour moins que cela.

Ce qui l’en empêchait était cependant très simple : l’ascension rapide d’Élise ne lui avait pas échappé et il ne serait plus possible d’envisager l’avenir de la Fabrique sans y associer son talent créatif. Autant dire que reprendre la ganterie signifierait travailler avec elle...

Et comment le pourrait-il depuis l’épisode de la gare ? Sa seule présence, la simple évocation de son existence lui étaient une torture insupportable. Il l’aimait plus que tout et ces années passées sans la voir n’arrangeaient rien. Il l’avait érigée dans son esprit au rang de déesse superbe et lointaine. En un mot, inaccessible.

Elle avait été quatre ans durant son havre de bonheur au milieu de la détresse, sa seule raison de vivre, de survivre parmi les obus et les balles, la boue et le sang. Un seul mot de sa part aurait tout changé, même un regard lui aurait suffi.

Mais accepterait-elle de le revoir après leur séparation de 1914 ? Il ne possédait pas la réponse à cette question et en souffrait plus que de raison...

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